Monopole d'action dans l'intéret des créanciers et exceptions
Quelques points de la définition
Les exceptions: maintien de l'action individuelle des créanciers
Les actions contre les garants, cautions et solidairement responsables
Les actions fondées sur un préjudice distinct de la créance déclarée au passif
Le principe: l'action des créanciers est "reportée" sur le mandataire judiciaire ou le liquidateur
D'une manière générale les actions des créanciers sont suspendues par l'effet de l'ouverture de la procédure, et ne pourront pas être poursuivies (voir le mot suspension des poursuites)
L'article L622-20 du code de commerce pose ainsi le principe "Le mandataire judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers" (en liquidation judiciaire le liquidateur, texte rendu applicable par l'article L641-4)
Dans des circonstances exceptionnelles, les contrôleurs peuvent initier des actions dans l'intérêt des créanciers
Plus exactement en "contrepartie" le mandataire judiciaire (en sauvegarde ou en redressement judiciaire) ou le liquidateur (en liquidation judiciaire) ont un monopole d'action dans l'intérêt de la collectivité des créanciers: les créanciers ne peuvent agir individuellement contre le débiteur, ni contre les tiers et leur action est irrecevable (Cass com 28 mars 2000 n°97-16315 Cass com 16 janvier 2019 n°17-17210).
Le principe poussé à l'extrême conduit même à déclarer irrecevable l'action des créanciers en responsabilité contre le liquidateur (Cass com 28 juin 2016 n°14-20118 dans un cas singulier puisque la liquidation était clôturée)
Le critère en l'action menée dans l'intérêt des créanciers et celle qui ne relève que de l'intérêt individuel du demandeur est complexe à cerner : on peut déjà indiquer que dès qu'une créancier pris individuellement a des velléités de mener une action qui reposerait sur un préjudice pour lequel il a déclaré créance au passif, il sera irrecevable, l'action devant être menée non pas dans l'intérêt individuel d'un des créanciers mais dans l'intérêt de la collectivité des créanciers.
La Cour de Cassation indique parfois que l'action qui est "une fraction du préjudice collectif des créanciers" relève du monopole du mandataire judiciaire Cass com 29 septembre 2015 n°13-27587) ou de préjudices "subis indistinctement et collectivement par tous les créanciers ayant déclaré leur créance," Cass com 14 décembre 1999 n°97-14500
La Cour de Cassation indique parfois le critère de "protection et reconstitution du gage commun des créanciers" (Cass com 2 juin 2015 n°13-24714) : l'action qui doit profiter à tous les créanciers relève du mandataire judiciaire (voir également Cass com 28 juin 2016 n°14-20118 et (Cass com 14 juin 2017 n°15-26953) ou le recouvrement de créances (Cass Civ 1ère 6 septembre 2017 n°16-10711) ou encore le recours contre une ordonnance du juge commissaire Cass com 21 octobre 2020 n°19-11735
Par exemple si le débiteur est coupable de banqueroute (voir ce mot), c'est le mandataire qui représente les créanciers qui va se constituer partie civile, pour recevoir des dommages et intérêts qui seront répartis entre les créanciers..
Toute action menée dans l'intérêt de la collectivité des créanciers relève du monopole d'action des mandataires de justice, même si elle est menée contre un tiers.
Ainsi un créancier ne peut agir seul pour obtenir indemnisation d'un préjudice matérialisé par sa créance ( y compris, ce qui est factuellement singulier, mais juridiquement compréhensible, lorsqu'il s'agit d'une action contre le liquidateur Cass com 28 juin 2016 n°14-20118, ce qui concrètement devrait donner lieu à désignation d'un mandataire ad-hoc pour mener l'action).
On peut relever que l'action du mandataire judiciaire (ou du liquidateur) pour le compte des créanciers est délictuelle, alors que si le même professionnel agissait pour le compte du débiteur au nom du dessaisissement, sont action serait parfois contractuelle avec les limitations que cela conforte.
Et dès lors que l'action est délictuelle, une clause attributive de compétence n'est pas opposable au liquidateur Cass com 9 juin 2022 n°20-23509 s'il agit pour le compte des créanciers.
Les exceptions: maintien de certaines actions des créanciers
Cependant l'action individuelle des créanciers n'est évidemment pas suspendue ou affectée dans tous les cas, notamment si elles ne sont pas dirigées contre le débiteur voir également l'arrêt des poursuites et ses exceptions
Elle est maintenue dans les cas suivants
Les actions contre les garants ou personnes responsables solidairement
Les actions contre les garants sont maintenues (par exemple les cautions, avec les limites prévues par la loi en sauvegarde (période d'observation et durée du plan) ou en redressement judiciaire (période d'observation uniquement, ce qui est une des grandes différences de conséquence entre la sauvegarde et le redressement judiciaire).
Les actions contre les associés en raison de leur responsabilité statutaire sont également possibles.
Les actions directes
L'action individuelle est maintenue dans les cas où les créanciers ont une action directe: par exemple contre l'assureur, ou l'action du sous traitant, et plus généralement dans les cas où le produit de l'action n'a pas vocation à entrer dans le patrimoine du débiteur. Dans ce cas le succès de l'action n'est pas conditionnée par une déclaration de créance au passif du débiteur.
Les actions fondées sur un préjudice distinct de celui matérialisé par la créance: une notion mal définie et peut-être en évolution
Les créanciers conservent la faculté d'action individuelle s'ils justifient d'un préjudice personnel et distinct de leur créance (Cass Plen 9 juillet 1993 n°89-19211 qui est l'arrêt fondateur du principe), ce qui est exceptionnel, et est évidemment le pendant du monopole d'action: ce que l'un - le créancier - peut faire correspond à ce que l'autre - le mandataire judiciaire - ne peut pas faire
Il appartient à la juridiction saisie de s'assurer que l'action menée individuellement n'est pas en réalité que fondée sur une fraction de préjudice collective qui relève du mandataire de justice, et ne relève donc pas d'un préjudice distinct. Cass com 26 juin 2024 n°23-14085
Cette notion de préjudice distinct est particulièrement difficile à cerner (Cass com 16 janvier 2019 n°17-17210 ou Cass com 19 décembre 2018 n°17-13846 pour le préjudice d'investisseurs ayant repris des parts dans la société débitrice, dans le cadre d'une action en responsabilité contre l'expert comptable) a priori si le créancier s'estime victime en raison du fait qu'il a fait valoir une créance au passif, il ne peut agir individuellement en raison de cette créance.
Voir également Cass crim 8 juillet 2020 n°18-83536 pour la privation d'information aux associés minoritaires en raison des irrégularités de la comptabilité, de l'absence de convocation aux assemblées qui les privait de la possibilité de connaître la valeur de leurs titres (absence de préjudice distinct) et pour le préjudice moral subi en raison de la dégradation de l'état de santé du créancier (préjudice distinct admis) Cass crim 8 juillet 2020 n°18-83532 ou Cass com 2 février 2022 n°20-17151 sur le préjudice découlant de l'absence de sincérité des comptes.
Voir également l'action d'un associé née de la révocation abusive du dirigeant et d'un abus de majorité Cass com 2 juin 2021 n°19-23758 et à l'inverse la perte par l'associé de ses apports Cass com 22 septembre 2021 n°20-12238 ou pour son préjudice moral Cass com 4 novembre 2021 n°19-12342
Egalement Cass crim 22 juin 2022 n°21-83036 qui en réalité n'apporte aucune précision utile
Autre exemple le créancier qui a pratiqué une saisie attribution serait recevable à former tierce opposition au jugement de redressement judiciaire Cass com 7 octobre 2020 n°19-14126
A l'inverse si le préjudice invoqué est distinct de celui matérialisé par une créance, l'action individuelle sera recevable.
Plus précisément l'action individuelle ne doit pas tendre à réparer les conséquences de l'aggravation de la situation du débiteur, c'est à dire l'augmentation de son passif ou l'amoindrissement de son actif (et le cas échéant ses conséquences induites comme la perte pour les associés de la valeur de leurs parts Cass com 28 Janvier 2014 n°12-27901, Cass com 14 décembre 1999 n°97.14500).
Mais parfois la Cour de Cassation admet que le créancier agisse sur la perte d'une chance (Cass com 14 juin 2017 n°15-26953) au titre d'un préjudice qui relève de son intérêt personnel Cass com 3 avril 2012 n°11-11943
De manière assez ambivalente, la Cour de Cassation considère que la disparition du stock gagé relève de l'intérêt collectif des créanciers, dès lors que la validité du gage est contestée, ce qui, a contrario, laisse penser que le créancier serait fondé à invoquer un préjudice distinct (la non réalisation du gage matérialisé par sa créance) si le gage avait été valable. Cass com 21 novembre 2018 n°17-19479
La Cour de Cassation a en outre rendu deux arrêts surprenants:
- Le 2 juin 2015 (Cass com n°13-24714) dans lequel elle semble considérer que relèvent du monopole d'action du mandataire de justice les actions relatives à "la protection et à la reconstitution du gage commun des créancier". Cette nouvelle précision, assez restrictive, a permis d'admettre une action des salariés licenciés en raison de la perte de leur emploi. A priori un tel raisonnement est assez singulier, car le préjudice des salariés est matérialisé par une créance d'indemnité de licenciement. Certains commentateurs de cet arrêt, il est vrai largement publié, et de diffusion maximale pour la Cour de Cassation (P+B+R+I) , considèrent que la Cour de Cassation a posé de nouvelles bases du monopole d'action des mandataires de justice. La notion de l'article L622-20 du code de commerce "Le mandataire judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers" devrait se limiter ou en tout cas se comprendre comme portant sur les actions tendant à la protection et à la reconstitution du gage commun des créanciers. La différence entre les deux notions est perçue par certains comme absolument décisive, même si a priori une action dans l'intérêt des créanciers devrait se comprendre comme ayant un intérêt au sens de l'article 31 du CPC, c'est à dire légitime et qu'on voit mal qu'elle soit alors, directement ou indirectement étrangère à la recherche d'un profit, c'est à dire à la protection ou la reconstitution du gage commun. L'avenir dira si les deux notions se recoupent ou si véritablement il y a de la part de la Cour de Cassation une véritable mutation dans le monopole d'action.
- le 29 septembre 2015 (Cass com n°13-27587) dans lequel elle écarte la recevabilité de l'action d'un dirigeant d'une société qui s'est trouvée en liquidation judiciaire en raison d'actes de concurrence déloyale: ce dirigeant faisait valoir qu'en raison de ces actes, il avait perdu la valeur de ses parts de capital. La Cour de Cassation considère que ce préjudice relève du monopole d''action du mandataire de justice qui agit pour l'ensemble des créanciers en responsabilité contre l'auteur de la concurrence. Cet arrêt assimile l'associé à un créancier, ce qui ne correspond pas à la réalité: le détenteur de parts d'une société n'a pas de créance à faire valoir au sens strict du terme, et tout au plus peut-il avoir un droit de retrait ou de cession de ses parts ou de restitution après liquidation au sens du droit des sociétés (on ne parle évidemment pas ici d'un compte courant créditeur d'associé, qui est une "véritable" créance)
Le même arrêt ouvre cependant la porte à l'action de l'associé - dirigeant pour la perte des rémunérations qu'il aurait pu percevoir pour l'avenir si la société avait perduré, pour laquelle il est recevable à agir individuellement. Pour autant l'associé n'est pas recevable à agir pour la perte de sa part de capital social (ce qui est un peu singulier puisqu'il ne s'agit pas stricto sensu d'une créance à déclarer) Cass com 6 mars 2024 n°22-17398
Voir également le dessaisissement du débiteur
L'action individuelle est également parfois admise en cas d'action en responsabilité contre un tiers pour des fautes intentionnelles ou d'une exceptionnelle gravité incompatibles avec un comportement normal: par exemple action menée par le bailleur contre le dirigeant, l'expert comptable et le commissaire aux comptes, en raison de "l'absence de provisions, d'une trésorerie distribuée en dividendes, de la disproportion entre les achats et le chiffre d'affaires, conséquence d'une trésorerie disparue, des entrées non comptabilisées faisant disparaître une partie de la trésorerie, de la trésorerie inexpliquée sur les redevances de licence, de la trésorerie disparue par des locations incertaines, des honoraires anormaux, des conventions illégales" .. considérées comme des fautes détachables des fonctions des dirigeants puisque commises par abus, et pour les comptables même agissant dans les limites de leurs attributions, des fautes intentionnelles d'une particulière gravité incompatibles avec l'exercice normal de leurs fonctions sociales (Cass com 18 juin 2013 n°12-17195).
De même l'action de la caution contre l'auteur d'études économiques qui l'avaient amené à se porter caution (Cass com 23 novembre 2004 n°03-15449) ou toute personne qui serait responsable du risque que la caution soit mise en cause ou de la perte de ses rémunérations par le dirigeant Cass com 17 octobre 2018 n°17-16263 Cass com 8 septembre 2021 n°19-13526 ... tout ce qui, à notre sens, ne constitue pas véritablement un préjudice distinct !
Enfin s'agissant du prix de cession de parts au cessionnaire qui est finalement en liquidation judiciaire et ne verse pas le solde, la Cour de Cassation a jugé "Qu’en se déterminant ainsi, sans distinguer entre le préjudice résultant de l’impossibilité pour les cédants de se faire payer par la société ...leur créance résultant du solde du prix de cession, lequel ne constitue qu’une fraction du passif collectif dont l’apurement est assuré par le gage commun des créanciers, qu’il appartient au seule mandataire judiciaire de reconstituer, et la perte de la chance des cédants de percevoir pour l’avenir un complément de prix, ainsi que, pour M. X..., la perte, pour l’avenir, des rémunérations qu’il aurait pu percevoir en tant que dirigeant social, préjudices dont la réparation est étrangère à la reconstitution du gage commun" qui distingue bien entre les deux types de préjudice (Cass com 14 juin 2017 n°15-26953)
Voir également l'action paulienne, qui reste admise pour le créancier.
Important : le monopole d'action du mandataire qui représente les créanciers (mandataire judiciaire ou liquidateur) n'entache pas la recevabilité du créancier qui a initié l'action avant le jugement d'ouverture Cass com 12 janvier 2022 n°21-10497. C'est la conséquence classique du fait que la recevabilité s'apprécie à l'engagement de l'action et n'est pas affectée par les évènements ultérieurs